1 - Les fondements d'une communauté rurale
Alors que le latin était encore la langue véhiculaire, on trouve employé le mot "banditarium". Ainsi, par exemple, dans l'acte de location des herbages de la seigneurie de Monaco, pour la période 1459-1518 (1), on peut lire : "...Banditarium territoryi Monoeci...". Mais cette forme latinisée découle du mot germanique "bond", lien, et le terme "bandita" était utilisé pour désigner un droit de pacage. Le mot "bandite" définit donc un terrain qui supporte une servitude déterminée, par exemple le pâturage pendant une partie de l'année. Le "droit de bandite" est ainsi Le droit du titulaire de cette servitude, qui est désigné par "bandiote". On utilise aussi, en langage courant, la forme plurielle "les bandites".
Le terme étant ainsi défini dans ses diverses acceptions, nous allons maintenant voir commem ce droit est apparu et a été pratiqué sur le territoire de notre commune de la Turbie.
Mais alors pourquoi cette cession étendue à l'ensemble des familles composant la communauté ? Et pourquoi pas la cession à l'entité juridique et administrative de la commune ? Il ne nous parait guère possible de répondre ex-abrupto à cette interrogation sans nous replacer dans le contexte global de l'histoire de la seigneurie de la Turbie depuis ses origines.
- Un premier document du 24 juillet 1246 (3) fait état des pâturages du lieu du "Castro de Turbia" ("pascere in pascum de Turbia") en en reconnaissant la propriété aux seigneurs Rostaing et Feraud d'Eze.
- Un autre document du 9 mai 1318 (3) fait mention des 130 particuliers du lieu devant redevance au seigneur Riquairet Laugier pour les parcelles qu'ils cultivent, avec désignation des noms des lieux-dits et la nature des cultures, vignes, figuières ou terres. Par contre, il n'y est fait aucune allusion au pâturage. Ce qui laisserait supposer que le seigneur en dispose à sa guise ou que le pâturage est laissé à la discrétion des mêmes particuliers.
- Le document daté du 14 décembre 1331 (3) portant échange entre Daniel Marquesan et le roi Robert de Provence de la seigneurie de la Turbie avec la seigneurie de Coaraze est capital car il donne le véritable éclairage sur la nature de la seigneurie, caractérisée par la faiblesse de ses revenus et l'importance stratégique de sa position. Aussi, quand l'on sait qu'au Moyen-Age une seigneurie était surtout l'assurance de revenus, l'on comprend que la Turbie, et partant sa communauté, soient passées dès 1332 sous l'autorité directe du souverain de Provence, qui appréciait surtout la position de ce territoire sur la route de passage obligé le long du littoral. Dès cette époque, par acquisition emphythéotique, la plupart des particuliers purent accéder à la propriété des bonnes terres cultivables, le restant des terrains vagues et incultes constituant un vaste domaine de parcours collectif propice à la pâture des bestiaux.
- L'acte de reconnaissance passé entre la communauté et Louis II, duc de Savoie, en date du 28 novembre 1455 (3) laissant, entre autre, aux habitants l'utilisation du pâturage moyennant une redevance annuelle de 37 florins, venait confirmer et perpétuer ce qui devenait dans l'esprit des générations futures un "usage de temps immémorial".
Mais voici qu'à partir de 1630 les ducs de Savoie concédèrent leur fief de la Turbie à des seigneurs. Ceux-ci devaient leur payer une redevance et, en échange, ils jouissaient de tous les droits et biens du territoire, y compris naturellement les pâturages. Le premier de cette lignée de nouveaux seigneurs dont l'histoire ait conservé le nom fut Horacio Bonfiglio. Puis le fief passa à Jacques Marenco qui le transmit à son neveu Barthélémy qui le garda jusqu'en 1650. Pour l'instant, l'absence de documents en notre possession sur cette période ne nous permet pas d'avancer un quelconque jugement sur le comportement des particuliers vis-à-vis des demandes des seigneurs.
C'est dans ces conditions que le conflit prit naissance et s'éternisa pendant
les 3 premières années de présence du baron. Les particuliers de la communauté
fortement attachés à leurs privilèges, acquis de "temps immémorial", n'entendaient pas abandonner ce qu'ils considéraient comme un droit. D'autre part, le misérable état financier de la commune lui interdisait absolument d'envisager pour son compte un rachat des droits sur le pâturage au prix demande par le baron pour la cession. C'est dans ces conditions qu'intervint l'acte de transaction du 23juin 1655 qui mettait ainsi fin à une situation conjoncturelle de méfiance etde conflit en tenant compte de la pratique ancestrale. En outre, le baron, se montrant accomodant en ce qui concerne la désignation du baile, accepta de le nommer à partir de deux candidats à lui proposés par le baile sortant de la communauté.
Le document du 9 mai 1705 (5), établi à l'occasion de la prestation de serment re fidélité des hommes et de la communauté, lors de leur passage, par la volonté eu roi de France, Louis XIV, sous la légitime domination et juridiction du seigneur ~>rince de Vlonaco, Antoine 1er, nous donne la liste nominative des membres de la communauté -158 chefs de famille pour le bourg ; 19 pour les hameaux de Spraès et Laghet-, le baile étant Gio.Batta-Calvino, les deux svndics, Marc-Antonio Bus et Bartolomeo Ros, le secrétaire Marc-Antonio Rossetto.
Du point de vue de la gestion administrative, nous vivons encore sous une organisatior médiévale. Les membres de la communauté, réunis en université des 3 classas, nomment par cooptation, chaque année au 27 décembre, les officiers pour la no ivelle année. Et, malgré des modifications successives des codes, ce système se perpétuera jusqu'en 1793.
Les livres des comptes de la période 1658-1713 (6) nous permettent de dégager une vision globale de l'économie durant cette période. La communauté ne peut compter que sur ses ressources propres. En estimation movenne, nous pouvons donner :
. location des moulins (ediffissi) 1.500 lires
. adjudications : les 2 fours 60 lires
: la boucherie 20 lires
: pâturage du Poggio 30 lires
. diverses contributions 690 lires
Budget moyen durant cette période 2.300 lires
Depuis le début du XVIe siècle, la trilogie médiévale de répartition des cultures a savoir 1/3 en céréales, 1/3 en vignes, 1/3 en figuiers, « est transformée en faveur de la culture de l'olivier. Le XVIIIe siècle verra le net essor de l'oléiculture à travers les nombreux documents qui y font référence, qui apparait comme l'activité de base et le souci permanent de toute la communauté.
L'accord international de 1760, suivi de la transaction du 13 mars 1761 (7), mettant un temps à la longue querelle séculaire des limites entre Monaco etla Turbie, que nous citons ici, pour mémoire, portent dans leur rédaction l'empreinte accusée de ces préoccupations majeures. Enfin et en complément, le code de 1768, désigné par "Banni campestri délia Torbia" (8), confirme l'étroite dépendance entre l'exploitation de l'oliveraie et les règles d'usage du pâturage. Car, comme on le montrera par la suite, la culture de l'olivier est absolument dépendante de la fumure produite par les troupeaux en pâture.
L'espace de temps couvrant les années 1793 à 1814 et que nous désignerons par "la période du premier département des Alpes-Maritimes", englobant la 1ère République française, le Directoire et le 1er Empire, malgré les bouleversements politiques et administratifs, hormis une incidence conjoncturelle, due surtout au passage de l'Armée d'Italie, ne modifiera pour notre village ni la structure sociale, ni les usages et coutumes, ni les problèmes généraux de la communauté. Par contre, les modifications dans l'ordre administratif seront irréversibles. L'apparition de la "statistique", comme on le verra, aura une incidence marquée surles conditions de répartition des droits de bandite entre les mêmes ayants droit.
En résumé, nous dirons que l'Empire laissera un village en parfait équilibre et en pleine expansion économique malgré la dureté des hivers 1813 et 1814. Aussi, à partir de cette impulsion, les premières années de la Restauration sarde verront notre communauté, sortie de l'organisation médiévale, atteindre l'âge d'or de l'existence paysanne vers le milieu du XIXe siècle.
2 - Partage et règles d'usage du pâturage
Aussi, devons-nous examiner de près les conditions dans lesquelles ont été mises en pratique et codifiées les règles de principe du partage du pâturage.
Après la transcription, novatrice pour l'époque, dans les Etats des ducs de Savoie, y compris Le comté de Nice, du cadastre (10) dès 1702, par les sindics en exercice, Aritonio Franco et Antonio Raimondi, deux ordonnances sont prises par les officiers de la communauté, dans un souci d'ordre et de conservation :
- la seconde du 16 juillet 1718, avec lecture au peuple assemblé, place de la Portetta, au sortir de la messe, rappelant que la répartition du pacage doit bien se faire en proportion des biens possédés inscrits au registre (cadastre) : "...da godersi detti erbaggi ogni particolari per proportione al suo registro" (11)
La seule difficulté intervint au moment qui suivit immédiatement l'implantation à la Turbie du camp gallispan durant une phase des péripéties de la guerre dite de la succession d'Autriche de 1744 à 1748. Cette longue guerre avait fortement pesé sur la commune qui en plus des charges de l'occupation s'était vue imposée pour la somme énorme de 4300 lires (13). Alors, pour satisfaire a tous ces besoins financiers, le Conseil décida le 5 janvier 1748 d'affermer ies bandites à des étrangers. Aussitôt, deux propriétaires importants, le notaire Gio. Antonio Rossetto et Giacomo Antonio Raimondi attaquèrent cette décision. D'où une longue contestation qui se termina le 12 juillet 1750 par une transaction passée devant Je notaire Jules-César Cristini, dite par la suite, Convention Cristini (14).
Nous empruntons à nos ancêtres l'énoncé des conséquences de cette transac tion en reproduisant ici la partie de la délibération du Conseil en date du 28 millet 1861 (14) :
"Par la dite transaction Cristini, les habitants de la commune de la Turbie dans le but de faciliter à celle-ci le paiement des dettes qu'elle avait contracté pour cause de la guerre de 1744 consentirent de lui donner annuellement jusqu'à due concurrence la somme de 500 Fr à condition que sur cette somme la commune se soit chargée de payer elle-même les 22 écus d'or à M. le baron Blancardi. C'est pour cela qu'avant cette époque sur le budget de la commune ne figurait aucune somme dans les recettes pour les pâturages communaux et dans les dépenses pour la redevance de Monsieur le baron Blancardi. Mais la commune dans cette époque n'avait autre pâturage que celui du quartier Poggio..."
Le pacage hivernal et printanier des troupeaux était surtout apprécié à cause du fumier -"il lettame"- produit et indispensable aux cultures. Aussi ne sommes-nous pas surpris de découvrir dans un document du 5 novembre 1789 (14) le rappel à l'ordre de certains particuliers qui facilitaient l'introduction de bestiaux étrangers à condition qu'on leur laissât le fumier : lo facevan introdure ta li bestie con che il lettame fosse suo proprio".
Car, en fait, et un document du 5 janvier 1789 (14) le confirme, le pâturage était aux mains de quelques gros propriétaires, qui se partageaient les deux "quartone" de Tenat et Capod'aglio : "...alla divizione del pasco lo sottola solita denominazione de due quartone, ecioè uno Tenat, e l'altro Capod'aglio... in uno di essi depascerebbero li. bestiami del signore : Rosseto, Raimondi, dais, et il Signor Vicario ; el nel attro, il signor : Giuseppe Gastaldi, Antonio Franco, Orazio et Marco Anto. Gastaut, Ludovico Barrai et Antonio Gastaut".
Rapidement les ordres de la Convention nationale s'abattirent, avec le passage de l'Armée d'Italie, sur notre village et les notes comminatoires adressées aux citoyens maire et officiers municipaux affirmaient par leur style les nouvelles méthodes expéditives de la République.
Et, à son tour, le Conseil municipal ne demeurait pas en reste pour adopter une attitude ferme pour imposer l'exécution de ses délibérations. Ainsi, l'ordre intimé au citoyen Baranchi de la Brigue, le 2 avril 1795 (14), qui continuait d'introduire du bétail sur les pâturages de la commune : "...oui l'Agent national, arrête que les dits bergers seront tenus et obligés d'éloigner dans le terme de six jours de ce territoire le susdit bétail et ranger à peine d'être obligé par la force armée et de payer tous les frais et dommages que pourraient se faire, outre l'amende de cinquante francs..." Signé : Franco Joseph, Maire... A.L. Millo, agent national".
Alors, la police assurée, les documents montrent que l'on impose à chaque gros propriétaire d'avoir à s'engager sur un nombre maximum de têtes, et à devoir verser une somme proportionnelle entre les mains du percepteur. Ainsi en 1799 (14), l'ensemble du pâturage est réparti entre 14 gros propriétaires qui doivent verser la somme de 1000 F. En 1801 (14), la répartition porte sur 24 propriétaires, toujours en payant 1 F par tête.
Entre temps, comme suite de l'abolition des privilèges, la redevance féodale due au seigneur pour le droit de bandite est annulée. En compensation, elle a été remplacée, par esprit d'équité, par une redevance que versent uniquement les propriétaires ayant des bêtes en pacage.
En l'an XIII -1805- (15) est établi pour la première fois le tableau de répartition du pâturage entre les 90 propriétaires assujettis à l'impôt foncier. Ce premier document mentionne, avec le montent de la contribution pour chacun des 90 propriétaires, le nombre de têtes de bétail qu'il a droit d'introduire dans la "bandite", Tenat ou Capodaglio, qui lui a été attribuée.
C'est là une avancée significative dans la codification de la répartition du pâturage entre les particuliers locaux. Sur les bases de ce tableau, le partage se continuera durant les premières années de la Restauration sarde, à partir de 1814. Seul le nombre des bénéficiaires évoluera au cours des ans. Ainsi, en 1831 (16), nous aurons 144 particuliers, toujours pour 1000 têtes de bétail.
Mais à ce moment une nouvelle tendance apparait dans l'utilisation du droit de pacage. En 1832 (16), un groupe de petits propriétaires préfère céder leur part de pacage a un berger de Tende à la condition qu'il leur laisse le " lettame" -Je fumier- comme engrais, et une somme d'argent minime de 10 centimes par têtes. Une autre partie des propriétaires continuant à utiliser Je pâturage à leur compte, en payant bien sûr la redevance au baron, puisque, avec la Restauration, le dit baron a recouvré ses droits.
Mais, les particuliers de la Turbie n'ayant pas vocation de bergers, désormais on va rapidement s'acheminer vers la fin de l'utilisation directe du "droit de bandite".